dimanche 20 février 2022

Vénus au hachoir

Taille originale : 21 x 29,7 cm
Chassés du paradis ?

Il faut revenir sur le geste de la suffragette Mary Richardson lacérant avec un couteau (plutôt qu’un hachoir) le 10 mars 1914 la Vénus à son miroir de Vélasquez. Son engagement féministe est admirable et courageux — elle fut arrêtée plusieurs fois et entama une grève de la faim — (même si l’on s’étonne qu’elle ait rejoint plus tard, de façon temporaire, le parti fasciste d’Oswald Mosley). Mais on peut également voir dans son geste la première expression de l’exigence de ne pas être offensé, de ces nouveaux « trigger warnings », de ne pas être confronté à des paroles ou des images potentiellement perturbantes. En effet, si Mary Richardson présentait son action comme une protestation contre l’emprisonnement d’Emmeline Pankhurst (nourrie alors de force…), elle ne s’en était pas prise à n’importe quel tableau, ni même au portrait d’un quelconque représentant du pouvoir patriarcal, mais à l’image d’une autre femme. Deux raisons à cela, précisera-t-elle : « J’ai essayé de détruire le portrait de la plus belle femme de l’histoire mythologique pour protester contre le Gouvernement qui détruit Mme Pankhurst, la plus belle figure de l'histoire moderne », et « je n’aimais pas la façon dont les visiteurs masculins du musée restaient bouche bée devant elle à longueur de journée ». Elle précisera encore : « Le fait que je n'aimais pas la peinture m'a permis de faire plus facilement ce que j'avais en tête ».

Pour Mary Richardson, la Vénus de Vélasquez est offensante comme le seront plus tard pour nombre de féministes, les pin-ups et autres femmes de papier. Mais il faut bien comprendre ce qui s’y joue. Ce n’est pas « la haine des hommes », ni même du désir masculin, mais bien l’interaction entre le désir et la beauté, ici en l’occurrence féminine qui pose problème. Car la beauté est discriminante. Les Grecs l’on bien vu, qui l’ont réservée à travers leurs sculptures aux dieux et aux déesses éternellement jeunes.

Et la beauté se soutient du désir, ce qu’une sociologie sommaire ne peut comprendre lorsqu’elle affirme que la beauté n’est qu’une norme sociale arbitraire, variable dans le temps et dans l’espace, destinée à fonder ou à maintenir un quelconque système de domination. Freud était plus lucide lorsqu’il voyait la beauté comme un processus de voilement de notre curiosité enfantine pour les organes sexuels, toute beauté (artistique, naturelle…) étant alors un dérivé de cette beauté première des corps érotisés. Et toute réflexion plus ou moins philosophique sur la beauté n’échappera pas à la remarque désabusée de Socrate qui conclut (ou ne conclut pas) en affirmant que « le beau est difficile », donnant finalement raison à Hippias pour qui, de façon immédiate, « le beau, c’est une belle vierge » !

Mais la condamnation ou la dénonciation de la beauté érotique, et de ces spectateurs bouche bée devant le cul de Vénus, ne peut guère déboucher que sur de nouvelles formes de refoulement, de censure, d’iconoclasme et d’hypocrisie plus ou moins générale 1. On n’abolit pas la beauté d’un geste purement politique, et Mary Richardson elle-même la déplace sur « Mme Pankhurst, la plus belle figure de l'histoire moderne », incarnation soudaine d’une Athéna moderne. D’autres opposeront à cette beauté physique jugée « superficielle » la véritable beauté intérieure, la beauté morale sans trop s’apercevoir que nous ne sommes sans doute pas beaucoup plus libres de choisir notre « personnalité » (qui devrait être enjouée, aimable, plaisante, séduisante, sympathique…) que notre apparence corporelle. Mais cela signifie bien, comme le soupçonnait Freud, que la « beauté » se déplace, se diffuse, se métamorphose, mais sans perdre complètement son caractère érotique. Dès lors, nier la beauté, privilège de quelques femmes, en prétextant notamment son caractère discriminant (qui est indéniable) équivaut à une indifférence esthétique générale : si le fessier de Vénus n’est pas universellement admirable, comment pourrait-on être sensible à la lascivité de l’esclave mourant de Michel-Ange ? Comment pourrait-on comprendre que l’énorme derrière de la Vénus au miroir de Rubens mérite autant d’éloges que le tableau de Vélasquez alors que les supposées « normes » esthétiques et corporelles du peintre flamand ne sont censément plus les nôtres ? Comment admirer l’élégance des courbes d’un violon ou des mains de la Cathédrale de Rodin si l’on se prétend indifférent à la beauté des femmes ? Comment ne pas voir que le lisse, le poli, l’arrondi régulier, la symétrie souvent légèrement désaxée des objets les plus banals qui nous entourent mais que nous avons choisis esthétiquement s’observent d’abord sur la peau de Vénus, au bord de ses hanches et dans son pli fessier ?

Oui, la perfection de Vénus ou d’Apollon sont des offenses à notre humanité commune. Et l’on peut également préférer la justice à la beauté comme c’est le cas de Mary Richardson qui n’aimait pas la peinture. D’autres enfin ratiocineront en répétant que la beauté est un leurre, une construction sociale arbitraire, une illusion collective…

Mais il n’est pas du tout sûr que le désir, qu’il soit d’ailleurs homosexuel ou hétérosexuel, obéisse à de telles injonctions.


1. Il faut bien sûr se rappeler le climat de l’époque victorienne où les contraintes sexuelles étaient extrêmes et où la visite d’un musée était pour ces messieurs une des rares occasions de satisfaire leurs pulsions scopiques. Aujourd’hui, le tableau de Vélasquez ne susciterait sans doute plus les mêmes passions ni érotiques ni destructrices. Quoique…
 
 
Taille originale : 21 x 29,7 cm

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