dimanche 6 février 2022

L’évanescence des poils

Taille originale : 21  x 29,7 cm

Le corps féminin (mais aussi masculin) était entièrement couvert. Les beaux-arts seuls, sculpture et peinture, permettaient d’imaginer ce qu’étaient les seins, les hanches, les fesses, mais pas le sexe féminin définitivement masqué entre les jambes fermées (quant au sexe masculin, il avait alors des allures de micro-pénis). C’est la photographie qui révélera enfin ce qui était caché. Le nombril d’abord, piètre révélation cependant que chacun pouvait observer sur son propre corps mais qui annonçait une fille quelque peu dévergondée (pour reprendre une expression désuète). Celle-là n’avait pas honte de son corps ni surtout du regard que l’on pouvait porter sur elle : la pin-up souriait de se savoir vue et admirée, Aphrodite moderne se riant de ses mortels admirateurs maintenus à distance par l’infranchissable épaisseur du papier.

Mais la première véritable transgression fut celle qui dévoila (photographiquement) les seins, parce que, oui, les seins sont féminins. Et plus bas, les fesses seulement. Deux attitudes étaient alors possibles. Soit elle regardait l’objectif, et l’on devinait qu’elle s’amusait de façon mutine — on était loin de la provocation car les censeurs veillaient— de l’émoi que suscitait la vision de ses seins généreux et généreusement offerts. Soit elle regardait ailleurs, s’exhibant nue, révélant l’une et l’autre face (mais jamais la toison) comme s’il lui était naturel de se promener en tout lieu à moitié ou complètement nue, comme si le regard que l’on pouvait poser sur elle jamais ne la troublerait. Ce n’étaient pas des marbres antiques. Chacune d’entre elles se savait regardée, et le voyeur savait qu’elle le savait. C’était une relation à double entente qui seule pouvait provoquer l’excitation. Elle tirait fierté, plaisir, satisfaction, argent, ironique supériorité de son exhibition, mais surtout elle s’affirmait nue. C’était une affirmation : je suis nue, naturellement, immédiatement, facilement, évidemment. Intersubjectivité, sans doute largement fantasmée par le voyeur mais indispensable à l’expérience érotique[1].

L’histoire ensuite est bien documentée[2]. Il faut montrer la toison pubienne. D’abord le triangle plongé dans l’ombre puis révélé dans la lumière. La transgression est là. Cela ne s’était jamais vu sinon clandestinement (même l’Origine du monde de Courbet n’est pas visible dans ces années-là et restera, malgré quelques reproductions, dans une collection particulière jusqu’en 1995). Les poils sont abondants, bien fournis, sombres le plus souvent même chez les blondes. Elles continuent à sourire, à poser naturellement dans une euphorie partagée. Mais quand elles écartent les jambes — car il faut qu’on y arrive —, les photos changent de sens. La position est parfois encore celle d’une belle endormie mais l’ouverture des cuisses avec le regard plongé dans l’objectif est désormais provocation, audace, affranchissement, évidente supériorité. C’est bien le sexe, surtout le sexe que l’on veut voir, et elle le montre, de façon obscène : elle sait que son geste est scandaleux.

L’échange de regards semble perdu : elle me regarde, mais je regarde son sexe, tout en sachant qu’elle me regarde le regarder. Pourtant je remonte vers le visage. Le corps se voit encore en entier (on n’est pas dans la pornographie pure qui prospère ailleurs). Et ses yeux m’interpellent. Elle sourit, elle rit même de moi : c’est ce que tu veux voir, aimable pervers, cochon affamé, voyeur impatient, je te le montre, car je suis sublime putain…

Oui, elle est sublime. Son visage surtout. C’est le lieu de la beauté mais aussi de la personnalité, quoi qu’on en dise sur le caractère stéréotypé de ces nudités. Elles peuvent être arrogantes, mystérieuses, aimables, enjouées, sévères, sportives, sensuelles, sophistiquées, provocantes, naïves (faussement) ou n’importe quoi d’autre, mais le voyeur ne les confond pas. Et des préférences s’expriment. Les noms (qu’il s’agisse de pseudonymes importe peu) circulent et pour certains deviennent célèbres. Filles de papier pour les contempteurs ou contemptrices, mais pleinement femmes évidemment singulières sinon uniques pour les voyeurs, elles ont bien plus que tout autre objet inanimé une âme.

De l’anatomie mystérieuse fallait-il encore révéler aux adolescents le dessin précis. Les toisons échevelées font obstacle au regard (et aux derniers soubresauts de la censure), et les lèvres buissonnières s’éclaircissent complètement avant que le pubis ne devienne un mont chauve.

Quand le sexe est enfin exhibé, il n’y a plus rien à voir, tout est vu. Il n’y aura pas d’autre révélation. Le désir change alors de sens. Il ne porte plus sur une femme dont le corps serait superbement dévoilé en même temps que son âme révélée — ne répétez pas stupidement que tout cela n’est que fiction —, et la dynamique des gestes obscènes saisie par la caméra prend désormais le pas sur l’aimable posture photographique. Aux sourires magnifiques se substitue la beauté des visages en pleine fellation. À l’écartement maximal des cuisses s’ajoute la profonde sodomie jusqu’aux couilles. À l’exposition fessière, la double pénétration apporte l’éclat d’une performance inédite. Les pratiques audacieuses importent plus que la jeune femme dans sa sublime nudité, et le voyeur est désormais à la recherche d’un corps en action, traversé par le désir, bandé par le plaisir.

Le poil est largement absent à quelques exceptions près. Pourtant il ne masquerait plus rien face à l’insistance des gros plans sur les vulves et les anus grands ouverts. Il ne faut sans doute pas surinterpréter ce qui n’est sans doute qu’une mode contestée par ailleurs pour différentes raisons. On ne croira pas non plus aux motifs esthétiques qui préféreraient un corps glabre à une pilosité mal venue : les crânes rasés devraient alors être universellement préférés. Ce dernier exemple peut cependant nous interpeller : certaines performeuses se font remarquer par leur tête rasée (mais pas nécessairement la chatte !), et l’on peut admirer leur singulière beauté. L’on comprend facilement qu’il s’agit là d’une inversion des signes : la chevelure longue et abondante est connotée féminine, et les poils dispersés ou en toison seront perçus comme masculins. Si la beauté est réelle, elle est également idéalisation, accentuation, uniformisation de la réalité : le poil pourtant bien présent disparaît du corps féminin que l’on veut « féminiser ». Mais de ces signes, il est toujours possible de jouer : crânes rasés, chattes poilues.

Une célèbre performeuse italienne a récemment demandé à ses « suiveurs » si elle devait se raser la chatte qu’elle avait laissé repousser : beaucoup de réponses furent négatives et déplorèrent la possible disparition de cette pilosité jugée attractive. D’un point de vue érotique, le poil est signe ou plus exactement rappel de la réalité alors que l’obscénité pornographique est précisément dévoilement d’une réalité que l’on voudrait « cacher » : les poils peuvent être perçus comme plus « obscènes » qu’une épilation qui « masque » ou qui « neutralise » la réalité (ou une part du réel).

Et d’un point de vue artistique, le poil a l’élégance des calligraphies à l’encre de Chine. Pour ces raisons mineures ou majeures, il me paraît préférable dans un esprit véritablement pornographique de maintenir les pilosités dans mes créations graphiques même si une esthétisation picturale en accentue peu ou prou l’élégance.


[1] Preuve s’il en est qu’il ne s’agissait pas de femmes-objets : le succès des personnalités connues, actrices essentiellement, lorsqu’elles posaient pour ces magazines. Pour le voyeur, cette actrice, qu’il connaissait par ailleurs (même si bien sûr ce n’était que médiatiquement), soudain franchissait le pas, n’hésitait pas à se montrer nue… C’est cet affranchissement de la norme, cette audace plus grande sans doute pour une personnalité connue, qui, pour le voyeur, était admirable et excitante, tout autant que le corps dénudé.
[2] Du moins sur la version française de Wikipedia (version du 30 septembre 2021 à 14:49)
Évanescence du poêle

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