samedi 30 août 2025

Des principes ou de la philosophie ?

Reprise en main
Taille originale : 29,7 x 42 & 21 x 29,7 cm
« Sur tous mes terrains [d’observation sociologique], j’ai recueilli des discours critiques sur le couple et ses contraintes. Mais pour les filles des classes populaires, comme c’était le cas de Marjorie, il n’était pas facile de le dire explicitement ni de le vivre ouvertement. Les transgressions effectives de la norme conjugale étaient à l’œuvre partout, mais de façon limitée, et elles n’allaient pas de soi. En revanche, la critique de la norme conjugale pouvait être formulée plus facilement sur mon troisième terrain [celui de la bourgeoisie] et même y être revendiquée, à certaines conditions.
Analogie
[Et au palier inférieur…]
Alicia (16 ans, seconde) - À chaque fois que je suis avec quelqu’un, c’est comme si j’étais moins libre. [...] J’aime bien regarder les beaux garçons - même si je leur parle pas forcément. Ça m’amuse. [...] On est parties, y a pas longtemps, à Royan [avec le centre de loisirs] : y avait plein d’autres villes, d’autres centres ; y avait beaucoup de monde, c’était bien ! [Elle rit.] — Juillet 2002
Qui est là ?
Léa (16 ans, première L) - J’ai rarement eu des histoires longues et sérieuses, tout simplement parce que je pense que j’aime pas ça, en fait. Ça colle pas avec, entre guillemets, ma philosophie. […] Je tiens énormément à ma liberté, mon indépendance. Et je dis pas que le couple est une prison, mais je le ressens un peu comme ça. Pour moi, il y a des contraintes dans tous les cas. [...] En ce moment, y a une fille dans ma classe avec qui j’ai une touche et qui me plaît. Du coup, on joue un peu. Mais en tout cas, moi, je veux pas que ça débouche sur quelque chose de sérieux, non seulement parce que je me suis rendu compte, avec Maylis [une ex], que ça me faisait chier d’être en couple, pour le moment, et en plus, parce qu’on est dans la même classe et ce, pour deux ans, et donc ce serait relou [lourd, pénible] s’il y avait des conséquences. [...] Elle est amie avec les gens de la bande qui sont dans notre classe. Et moi je suis un peu amie avec ses potes. Mais je trouve que c’est bien parce qu’il y a quand même de la distance : quand elle parle de mes amis c’est les miens, et quand je parle de ses amis, c’est les siens. Il faut pas tout mélanger. — Octobre 2017
Ni sainte, ni martyre…
Sur mon troisième terrain, l’expérimentation sexuelle des filles était plus qu’ailleurs valorisée, en tout cas dans les discussions entre filles : parler de sexe sans gêne les grandissait, faisait d’elles des femmes (libres). Mais les récits d’expérimentation sexuelle concrète étaient rares et, lorsque celle-ci semblait être vécue sans culpabilité ni regret, elle avait généralement eu lieu dans des contextes spécifiques : dans le cadre de relations entre filles qui étaient souvent conjugalisées mais pouvaient, bien plus qu’avec des garçons, donner lieu à des échanges sexuels, ponctuels ou suivis, en dehors de toute mention de couple et même de sentiments amoureux ; ou bien lors de vacances en dehors du cadre de vie et de scolarité ordinaire ; ou encore dans des configurations (très rares) d’hétérogamie, avec des garçons dont elles redoutaient moins le jugement parce qu’ils se trouvaient moins hauts qu’elles dans la hiérarchie sociale. Dans tous les cas, il était question de liberté, et c’est ce même mot qui est revenu dans les propos d’Alicia qui, comme beaucoup d’autres, avait fait l’expérience de la diminution de liberté dans l’expérience conjugale. Pour cette raison, Alicia ne courait pas après. Elle, ce qu’elle aimait, c’était regarder les beaux garçons. Surveillée dans son quartier, par les garçons et par ses copines pour qui la morale amoureuse était cruciale et se parait parfois, en particulier pour Malika, cheffe de leur bande, de quelques atours de morale religieuse, elle s’en contentait - évitant ainsi les problèmes de réputation, les problèmes amicaux mais aussi les problèmes conjugaux. Car Alicia et ses copines ne manquaient pas de “principes” - elles en parlaient beaucoup. En revanche, elles avaient moins de “philosophie” que Léa et ses copines. Les “principes” avaient à voir avec une relecture des interdits religieux adaptée aux contraintes engendrées par l’obligation de ne pas concourir à diminuer des garçons déjà diminués par le manque de perspectives et par l’expérience du racisme.
Se suspendre aux branches
La “philosophie” de la plupart des filles de la bourgeoise que j’ai rencontrées avait à voir, elle, avec un affichage du primat de l’autonomie individuelle sur la préservation du groupe et un attrait pour l’indifférenciation des genres et des sexualités, qui marquaient profondément leurs subjectivités et se faisaient marqueurs de leur supériorité sociale. C’est pourquoi Léa avait un ton revendicatif : elle avait des choses à défendre et elle disposait d’un répertoire pour le faire.
Pas d’exclusive
Mais ce n’était pas la déconstruction du couple qu’elle prônait et, de cela, il a été rarement question, y compris sur mon troisième terrain. Judith/Jules y a été la seule personne à me raconter une expérience amoureuse qui subvertissait la norme conjugale - et ne se contentait pas de la transgresser, comme le font les expérimentations sexuelles en dehors du couple ou encore l’extraconjugalité cachée (qui n’est au fond qu’une déclinaison de la norme conjugale). L’histoire de son “trouple” (relation amoureuse à trois) s’est avérée unique sur mon terrain (qui compte moins de trente personnes et ne vise aucune représentativité), mais elle n’était pas un accident et participait d’un phénomène qui n’était pas isolé - j’ai eu vent d’autres histoires de trouple, mais de manière rapportée, de la part d’autres filles. Le “couple à trois” n’est pas une nouveauté historique, mais la catégorie de trouple, contemporaine, charrie avec elle quelques spécificités. Elle circule abondamment sur Twitter et semble s’inscrire dans le sillage, plus ancien, du polyamour, avec une coloration LGBTQ+. »
Plan américain / Plan rapproché

mardi 26 août 2025

Vanité de la beauté

Petite mise à jour d’un dessin ancien
Taille originale : 36 x 27 cm

« La beauté, quelle qu'elle soit, nous donne une jouissance et une satisfaction particulières ; de même la difformité produit-elle du déplaisir, en quelque sujet qu'elle se trouve, qu'il s'agisse d'un être animé ou d'un être inanimé. Si cette beauté ou cette difformité est celle de notre propre visage, de notre silhouette ou de notre personne, le plaisir ou le malaise se convertit en orgueil ou en humilité.
Mise en situation (avec extincteur)
Il semblerait bien que l'essence de la beauté réside entièrement dans son pouvoir de produire du plaisir. Tous ses effets doivent donc procéder de cette composante ; et si la beauté est aussi universellement sujet de vanité, elle le doit seulement au fait qu'elle est cause de plaisir. »
En profondeur

lundi 25 août 2025

Ses jeunes nichons

Reprise (ou Regardez bien)
« Une autre griffe, mais plus grande, blanche et jaune avec des écailles et de longs ongles de corne. Garnement de dix ans, je l’avais utilisée pour flanquer la trouille à une petite voisine de deux ans plus âgée. Une patte de poulet que j’avais chipée dans notre boucherie. Je l’avais cachée à l’intérieur de ma manche repliée et je m’étais approché de la fille, le visage tordu, grognant, éructant dans un galimatias sans nom, bavant et sortant brusquement mon nouveau membre pour attaquer ses bras et jambes pleins de taches de rousseur.
À l’endroit où la patte avait été tranchée, on pouvait même, à l’aide d’une aiguille, attraper un tendon et faire le marionnettiste en tirant sur l’aiguille pour ouvrir et fermer la griffe. La petite voisine avait d’abord été affolée, mais quand, en plus, elle avait vu ma nouvelle main se mettre à remuer, elle avait poussé de vrais hurlements.
Un ou deux ans plus tard, elle est venue dans notre garage, une demi-rue plus loin, là où tous les possesseurs de voitures du quartier louaient un box, dans un labyrinthe de chemins en gravier avec des rangées et des rangées d’abris bas en béton, tous de même grandeur, avec le même toit en panneaux ondulés roses et la même double porte branlante. Ce complexe était en fait l’entrée, l’antichambre d’un grand commerce de bois, il y flottait toujours une odeur de gazole et de bois de pin.
Dans la pénombre de notre box, la petite voisine si vite effarouchée montra ses jeunes nichons sans que j’eusse rien demandé. En fait, ce n’étaient que deux mamelons tendus, de couleur très sombre déjà, soyeux et cependant rétifs et durs, la chair autour des mamelons légèrement gonflée et blanche comme le chapeau d’un champignon fraîchement cueilli, mais avec des taches de son. “Ils vont devenir très grands plus tard, chuchota- t-elle, comme ceux de ma sœur. Tu peux sentir.”
Et j’ai tâté, honoré et émerveillé. J’ai picoté et pincé, pas au moyen d’une patte de poule morte, mais de trois doigts prudents, les miens. Les coussinets des doigts joints et disjoints faisaient comme une bouche, une petite bouche de doigts qui suçotait ses douces et sombres attentes, à gauche puis à droite. Et plus je palpais et suçotais, plus les tendres petits chapeaux de champignons aux taches de son se dressaient rebelles, et plus elle soupirait droit dans mon visage, de plus en plus près.

Une odeur que je ne connaissais pas encore, entre lait et amandes, supplanta le gazole et le bois de pin tout autour de moi. »
Complément (ou Sous l'œil des caméras)
Taille originale : 21 x 29,7 cm

jeudi 21 août 2025

Ce que signifie l'érotisme anal

Cumshot féministe ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« Est-ce que vous voulez avoir raison ou est-ce que vous voulez entrer en relation ? demandent tous les thérapeutes de couples. »
Résistance féministe
« Dans la culture contemporaine “grrrl”, j’ai remarqué la montée en popularité de la phrase : “J’ai besoin de X comme j’ai besoin d’une queue dans mon cul.” Dans le sens, bien sûr, où X est précisément ce dont vous n’avez pas besoin (queue dans mon cul = trou dans ma tête = un frigo pour un esquimau, et ainsi de suite). Je suis tout à fait pour que les filles sentent avoir le droit de rejeter les pratiques sexuelles qu’elles n’apprécient pas, et Dieu sait que beaucoup de gars hétéros sont trop contents de la rentrer dans n’importe quel trou, même quand ça fait mal. Mais je m’inquiète du fait que de telles expressions soulignent davantage “l’absence continuelle d’un discours sur l’érotisme anal féminin [...] le simple fait que, depuis l’époque classique, il n'y a pas eu de discours occidental important et soutenu pour lequel l’érotisme anal féminin signifie. Signifie quoi que ce soit”.
Sedgwick a fourni un travail considérable pour faire entendre l’érotisme anal féminin (même si elle s’en tenait elle-même davantage à la fessée, ce qui n’est pas tout à fait une activité anale). Mais alors que Sedgwick (et [Susan]Fraiman) veut aménager un espace où ce dernier signifie, reste inexplorée la question de comment on le ressent. Même l’ex-ballerine Toni Bentley, qui s’est démenée pour devenir la référence culturelle en matière de sexe anal dans son livre The Surrender, ne semble pas arriver à écrire une seule phrase sur le sujet sans l’obscurcir de métaphores, de mauvais jeux de mots ou de jargon spirituel. Et Fraiman exalte l’anus féminin principalement pour ce qu’il n’est pas : le vagin (présumé cause perdue pour le sodomite).
Je ne suis pas intéressée par une herméneutique, ni par une érotique ou une poétique de mon anus. Je suis intéressée par le sexe anal. Je suis intéressée par le fait que le clitoris, déguisé en bouton secret, couvre toute la zone comme une raie manta ; impossible de dire où ses huit mille nervures commencent et finissent. Je suis intéressée par le fait que l’anus humain est une des parties les plus innervées du corps, comme Mary Roach l’a expliqué à Terry Gross dans une émission de radio qui m’a laissée perplexe alors que je ramenais Iggy [fils de la narratrice] à la maison après ses vaccins des douze mois. Je vérifiais périodiquement dans le rétroviseur qu’il ne présentait pas de signes d’affaissement neuromusculaire dus aux vaccins, pendant que Roach expliquait que l’anus a “des tonnes de nervures. Et ça s’explique par la nécessité qu’il a de différencier, par contact, le solide, le liquide et le gazeux, et d’arriver à évacuer l’un ou l’autre, ou tous. Et gloire au Ciel pour l’anus parce que, oui, soyons très reconnaissants, mesdames et messieurs, envers l’anus humain.” Ce à quoi Gross a répondu : “Prenons maintenant une courte pause, et nous en parlerons encore un peu. Vous écoutez ‘Fresh Air’.” »
Le roi assujetti…
« À notre époque trop contente de confondre la mère sodomite* et la MILF**, comment une activité sexuelle foisonnante et “perverse” pourrait-elle demeurer le signe de la radicalité ? Pourquoi ferait-on rimer “queer” et “sexualité perverse” si le monde ostensiblement hétéro ne semble avoir aucun mal à suivre le rythme ? Qui, dans le monde hétéro, à part quelques conservateurs religieux extrémistes, considère vraiment le sexe comme inextricablement lié à la fonction reproductive ? Est-ce que quelqu’un a jeté dernièrement un coup d’œil à la liste sans fin des fétiches sur les sites Internet de porno hétéro ? Est-ce que vous avez lu, comme je l’ai fait ce matin, l’histoire du procès de l’officier Gilberto Valle ? Si le queer existe pour détourner les certitudes et les pratiques sexuelles normatives, est-ce qu’une de ces certitudes ne serait pas que le sexe est le tenant-lieu universel en même temps que la finalité universelle ? Et si Beatriz [Paul B.] Preciado avait raison ? Et si nous étions entrés dans une nouvelle ère du capitalisme postfordiste, que Preciado appelle “l’ère pharmacopornographique”, et dont la ressource économique primaire ne serait rien d’autre que “les corps insatiables de la multitude — leurs queues, leurs clitoris, leurs anus, leurs hormones, leurs synapses neurosexuelles [...], notre désir, notre excitation, notre sexualité, notre séduction et notre plaisir” ? »
* Personne queer devenue mère
** Mother I’d like to fuck
Maîtrise du sujet ?

samedi 16 août 2025

Phallus indécent

La question de l’exposition
Taille originale : 29,7 x 21 & 21 x 29,7 cm
« Les mythes rappellent que la conduite de Priape contredit les usages de la bienséance. Alors même qu’on lui réserve une place dans sa cité natale, sa figure est en désaccord avec les valeurs urbaines. Ne fut-il pas jadis chassé de Lampsaque avant de s’y retrouver confiné en dieu des jardins ? Quand il surveille “la sainte Lampsaque”, on lui ordonne de cacher son phallus indécent, rappelant qu’il ne se trouve pas dans un espace dépeuplé, dans une montagne déserte.
Un fait divers : lorsque Dionysos croise dans la cité de Lampsaque ce Priape à la virilité outrepassant toute convenance, il éprouve un sentiment de honte. Comme Priape lui fait la cour, l’invite chez lui pour y passer la nuit, Dionysos se met à rire. Dans ce face-à-face, où la gêne se mêle au grotesque, Dionysos prend Apollon à témoin5.
Avant de peupler les espaces urbanisés jusqu’aux confins de l’Empire romain, Priape fait partie du paysage alexandrin6. Piquet ithyphallique, son sort est scellé : gardien rustique, taillé en un médiocre bois de figuier, Priape est un épouvantail.
En dieu qui jacasse, se répétant inlassablement dans les priapées grecques et latines où il profère des paroles insanes avec une impudence effrontée, Priape menace les passants de son “arme” aussi terrifiante que dérisoire. Son phallus est cause d’effroi et de rire. Bien qu’il soit dieu (théos), il est vilain (aiskhrós). Sa laideur lui vient de ce qu’il est une injure aux usages communs : Priape n’est pas convenable, il le sait, il le dit (éprepe me). Or, ce qui est convenable (tò prépon), ce qui est dicté par des conventions sensibles qui lient entre eux, de manière visible et invisible, les membres d’une communauté, implique un rapport contraignant à soi et à autrui. Priape paraît impuissant dans l’un et l’autre cas. Solitaire à la parole enflée, au geste incongru, il est tendu comme un automate. Rien ne peut infléchir la conduite compulsive due à son mal phallique auquel il semble soumis au point de s’en plaindre.
Si dresser la statuette de Priape fait partie des usages, l’effigie de ce petit dieu mobilise l’envers des convenances. Par son manque de réserve, dans ses discours comme dans ses postures, Priape illustre les conduites de l’excès qui dégradent la vie en société.
Adoration d'une non-vierge
Taille originale
Alors même que les composantes de la cité se transforment à l’époque hellénistique, que les institutions se modifient — mais probablement plus lentement que les historiens ont voulu le supposer —, certaines prescriptions, édictant les vertus traditionnelles du citoyen, suivent leurs cours bien au-delà du règne de Ptolémée II Philadelphe où Priape fait son apparition “officielle”. “Suivent leurs cours” ne signifie pas, même pour des codes de conduites qui se réfèrent aux représentations d’une cité idéale, qu’elles soient immobiles, sans histoire. Relisant les tragiques grecs, Platon, Aristote, Démosthène ou Cicéron, il ne faut pas opérer de réductions hâtives, ni accorder un sens immuable aux divers textes qui enjoignent la maîtrise de soi et la pudeur — sans pour autant s’interdire de prendre la mesure de ce qui persiste, bousculant quelquefois les chronologies de l’historiographie classique. Ni se priver de faire observer que certaines valeurs, sociales et esthétiques, les notions sensibles de beauté, de laideur, de modération et d’excès, ont pu former un ensemble contraignant de références politiques face auxquelles les Anciens se sont longtemps définis : pour dire comment s’y conformer ou pour dénoncer ceux qui s’en écartent.
D’une génération à l’autre, les gestes du visible accompagnent les mots de l’audible qui forgent les représentations silencieuses. Le mémorable a pu ainsi associer le “goût du beau” avec cette mesure que supposent la modestie et la “simplicité” dans la célèbre sentence de Thucydide : “Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité.”
Les coutumes, les lois civiques qui dictent la bienséance, quelle que soit la mobilité qu’il faut leur reconnaître, forment une vulgate que l’effigie de Priape ne cesse d’illustrer par défaut. Il serait illusoire d’imaginer que cet ensemble de notions communes constitue un miroir des réalités pittoresques de la vie quotidienne dans la cité. Il s’agit plutôt d’un matériau imaginaire puisant sa légitimité dans des principes où le philosophique croise le médical, le religieux, le juridique et le politique.
Les Anciens ont pu ainsi théoriser un corps viril, répondant aux exigences de la cité, incarnant la dignité de l’homme libre face à l’esclave ou au bouffon. Ceux-ci représentent une forme de la laideur dont Priape est une figure possible. Outre sa laideur, son amorphia congénitale, il est rejeté aux limites du panthéon. Il est “le dernier des dieux”, classé divus minor face à ses aînés (majores). Qu’il soit, parmi les immortels, hors « chronologie mythique », absent de la Théogonie, n’accroît en rien la dignité de son statut.
Les catégories de la laideur qui définissent Priape — notamment la difformité, la vilenie honteuse, une voix qui braille lançant des propos effrénés, l’outrance de ses postures — n’appartiennent pas de manière exclusive au dieu ithyphallique. Témoignant de diverses formes de la laideur, les sources anciennes, qui “programment” les valeurs de la cité, se retrouvent, au fil des lieux et des siècles, dans des registres différents. Ils sont à lire et à entendre dans leurs textes et contextes spécifiques. »
Abandon bibliothécaire

mercredi 13 août 2025

Un dernier remède à nos maux…

Pointer du doigt
Taille originale : 2 fois 29,7 x 21 cm
« Les dieux sont seuls à ne connaître ni la vieillesse ni la mort. Tout le reste subit les bouleversements qu’inflige le Temps souverain. Ne voit-on pas dépérir la force de la terre comme dépérit la force d’un corps ? La loyauté se meurt, la félonie grandit, et ce n’est pas le même esprit qui toujours règne entre amis, pas plus que de ville à ville. Aujourd’hui pour tels, et pour tels demain, la douceur se change en aigreur, et puis redevient amitié. De même pour Thèbes : aujourd’hui, à ton égard, règne la paix la plus sereine. Mais le Temps infini enfante à l’infini et des nuits et des jours, au cours desquels, sous un léger prétexte, on verra soudain la guerre disperser à tous les vents les assurances qui vous unissent aujourd’hui. »
La fin de l'apartheid ?
« Quiconque veut prolonger la courte durée de sa vie me paraît bien insensé, car souvent les jours, en se multipliant, ne font qu'approcher de nous les chagrins. Appelez de vos vœux une longue vie, à peine y trouverez-vous quelque charme; et quand paraît la parque, qui ne connaît ni l'hyménée, ni les chants, ni les danses, alors enfin la mort apporte un dernier remède à nos maux, en nous conduisant tous également aux enfers. Le mieux pour l'homme serait de ne pas naître; le second degré du bonheur de rentrer au plus tôt dans le néant d'où il serait sorti. En effet, sitôt qu'arrive la jeunesse apportant avec elle l'imprudence et la folie, que de travaux, que de peines viennent fondre sur elle ! Les meurtres, la discorde, les querelles, les combats et l'envie ; la vieillesse arrive enfin, la vieillesse odieuse, débile, inabordable, sans amis, et qui rassemble en elle tous les maux. »

lundi 11 août 2025

Vendre du sexe au public

L’Eldorado (Berlin)
Taille originale : 29,7 x 21 cm
[En Allemagne, après la Première Guerre mondiale], « les films prétendant s’occuper d’éducation sexuelle [versèrent] dans la description copieuse de débauches sexuelles. [Dans cette production], deux films, significativement intitulés Aus eines Mannes Mädchenjahren (Les années de jeunes filles d’un homme) et Anders als die Andern (Différent des autres) jouaient sur des tendances homosexuelles ; ils exploitaient la résonance tapageuse de la campagne du Dr Magnus Hirschfeld contre le paragraphe 175 du code pénal qui définissait le châtiment de certaines pratiques sexuelles anormales. […]
Les films sexuels témoignent des besoins primitifs qui s’élèvent dans tous les pays belligérants après une guerre. La nature elle-même pousse ces gens qui, pendant une éternité, ont affronté la mort et la destruction, reconfirmant leurs instincts vitaux violés par des excès. C’était presque un processus automatique ; l’équilibre ne pouvait être rétabli sur-le-champ. Cependant, même si les Allemands ont survécu à la boucherie uniquement pour endurer ensuite les difficultés de la guerre civile, cette mode des films sexuels ne peut être entièrement expliquée en tant que symptôme d’un relâchement soudain de la pression, pas plus qu’elle n’implique une idée révolutionnaire. Quand bien même certains affectaient d’être scandalisés par l’intolérance du code pénal, ces films n’avaient rien de commun avec la révolte d’avant-guerre contre les conventions sexuelles passées de mode, pas plus d’ailleurs qu’ils ne reflétaient les sentiments érotiques révolutionnaires qui palpitaient dans la littérature contemporaine. C’était simplement des films vulgaires pour vendre du sexe au public. Que le public les demandât indiquait plutôt une répugnance à se laisser entraîner dans des activités révolutionnaires ; autrement, l’intérêt pour le sexe aurait été absorbé par le désir d’atteindre des buts politiques. La débauche est souvent une tentative inconsciente de noyer la conscience d’une profonde frustration intérieure. Ce mécanisme psychologique semble s’être imposé à de nombreux Allemands. C’étaient comme s’ils se sentaient paralysés devant la liberté qui leur était offerte et qu’ils se jetaient instinctivement dans les plaisirs sans problème de la chair. Une aura de sadisme entourait les films sexuels.
Gemeinschaft der Eigenen
Comme il fallait s’y attendre, au succès remporté par ces films se mélangeait une opposition rigide. À Dusseldorf, le public de Vœu de chasteté alla jusqu’à lacérer l’écran ; à Baden, le procureur public saisit les copies de Prostitution d’Oswald et recommanda que ce dernier soit traduit en justice. Partout la jeunesse se trouvait en tête. Dresde manifestait contre Fräulein Mutter (Fille-mère), tandis que les boy-scouts (Wandervögel) de Leipzig publiaient un tract désapprouvant toutes les fadaises de l’écran et leurs promoteurs, parmi lesquels les acteurs et les propriétaires des salles de cinéma.
Ces croisades étaient-elles le résultat de l’austérité révolutionnaire ? Le fait que les jeunes manifestants de Dresde distribuaient des tracts antisémites révèle que cette campagne locale était une manœuvre réactionnaire pour détourner les ressentiments de la petite bourgeoisie face à l’ancienne classe dirigeante. En rendant les Juifs responsables des films sexuels, ceux qui tiraient les ficelles à Dresde pouvaient être sûrs d’influencer les couches les plus basses de la classe moyenne comme ils l’entendaient. Ces orgies et ces extravagances furent condamnées avec une indignation morale qui était encore un poison plus violent puisqu’il marquait de l’envie envers ceux qui entraient dans la vie sans hésitation. Les socialistes eux aussi attaquèrent les films sexuels. À l’Assemblée nationale et dans la plupart des Diètes, ils déclarèrent que leur volonté de socialiser et de communaliser l’industrie cinématographique servirait à mieux venir à bout des fléaux de l’écran. Mais suggérer la socialisation pour des raisons de morale conventionnelle fut un argument qui discrédita la cause qu’ils soutenaient. La cause était un changement révolutionnaire ; l’argument procédait d’un esprit philistin. Cela donnait une idée du clivage entre les convictions de bon nombre de socialistes et leurs conceptions relevant des classes moyennes.
Libération des normes ?
Le fléau fit rage en 1919 et continua. En mai 1920, l’Assemblée nationale rejeta plusieurs motions demandant la socialisation et fit simultanément passer une loi supervisant toutes les affaires cinématographiques du Reich. La censure nationale recommençait. » (1947)
Beauté urbaine

vendredi 8 août 2025

Des pervers nihilistes

Marketing TDS
taille originale : 3 fois 29,7 x 21 cm
« Pourquoi est-ce que ç’a été si long avant que je trouve quelqu’un avec qui mes perversions étaient non seulement compatibles, mais aussi parfaitement appariées ? Dès nos débuts, et maintenant encore, tu écartes mes jambes avec tes jambes, tu pousses ton pénis à l’intérieur pendant que tes doigts remplissent ma bouche. Tu fais comme si tu m’utilisais, tu montes une pièce où on ne voit que ton plaisir, mais tu t’assures vraiment que je trouve le mien. Au fond, c’est plus encore qu’un match parfait, parce qu’un match parfait implique une sorte de stase. Tandis que nous sommes toujours en mouvement, toujours en transformation. Peu importe ce que nous faisons, ç’a toujours l’air sale sans avoir l’air paresseux. Parfois les mots font partie du jeu. C’était une de nos premières nuits, je me souviens, je me tenais à côté de toi dans le studio caverneux d’une amie au quatrième étage dans Williamsburg (elle était en voyage), flambant nue, il y avait encore des ouvriers en bâtiment à l’extérieur, ceux-là construisaient une sorte de gratte-ciel luxueux de l’autre côté de la rue, leurs phares plongeant le studio dans un jeu d’ombres et de rayons orange alors que tu me demandais ce que je voulais que tu me fasses. Tout mon corps se tendait pour trouver une phrase dicible. Je savais que tu étais un animal bienveillant, mais je me sentais au pied d’une énorme montagne : toute une vie d’incapacité à affirmer ce que je voulais, à le demander. Maintenant tu te tenais là, ton visage près du mien, en attente. Ce que j’ai fini par dire, c’était peut-être Argo, mais c’est ma propre bouche qui l’a dit, et je sais dorénavant que rien ne peut remplacer ça. »
« Image fréquente : celle du vaisseau Argo (lumineux et blanc), dont les Argonautes remplaçaient peu à peu chaque pièce, en sorte qu’ils eurent pour finir un vaisseau entièrement nouveau, sans avoir à en changer le nom ni la forme. Ce vaisseau Argo est bien utile : il fournit l’allégorie d’un objet éminemment structural, créé, non par le génie, l’inspiration, la détermination, l’évolution, mais par deux actes modestes (qui ne peuvent être saisis dans aucune mystique de la création) : la substitution (une pièce chasse l’autre, comme dans un paradigme) et la nomination (le nom n’est nullement lié à la stabilité des pièces) : à force de combiner à l'intérieur d’un même nom, il ne reste plus rien de l’origine : Argo est un objet sans autre cause que son nom, sans autre identité que sa forme. » (Roland Barthes)
« Tout comme les pièces de l’Argo peuvent être remplacées à travers le temps, alors que le bateau s’appelle toujours Argo, chaque fois que l’amoureux prononce la formule “je t’aime”, sa signification doit être renouvelée, comme “le travail même de l’amour et du langage est de donner à une même phrase des inflexions toujours nouvelles”. »
Slogan

« L’homonormativité me semble être une conséquence naturelle de la décriminalisation de l’homosexualité : une fois qu’un phénomène n’est plus illicite, punissable, considéré comme une pathologie, ou utilisé comme fondement légitime d’une discrimination brutale ou d’actes de violence, il ne sera plus en mesure de représenter de la même manière ou d’agir encore comme une subversion, une sous-culture, un underground, une marge. C’est pourquoi les pervers nihilistes comme le peintre Francis Bacon sont allés jusqu’à affirmer qu’ils souhaitaient qu’il y ait toujours la peine de mort pour punir l’homosexualité, ou pourquoi des fétichistes de l’illégalité comme Bruce Benderson cherchent à avoir des aventures homosexuelles dans des pays comme la Roumanie, où on risque encore la prison pour avoir simplement dragué une personne du même sexe. “Je considère toujours l’homosexualité comme un récit d’aventure urbaine, la chance de franchir non seulement des barrières sexuelles mais aussi des barrières de classe sociale et d’âge, tout en piétinant quelques lois au passage - et tout ça pour le plaisir. Sinon, j’aimerais mieux être hétéro”, dit Benderson.
Mot d’ordre
Le contraste a de quoi décourager quand, avec un tel récit en tête, on se trouve à patauger dans les déchets dangereux pour l’environnement d’une Gay Pride, ou à entendre Chaz Bono se marrer avec David Letterman parce que la T [testostérone] aurait fait de lui un trou du cul avec sa copine vraiment casse-couilles qui voudrait encore qu’ils passent des heures en préliminaires dans le genre lesbien-féminin tant redouté. Je respecte Chaz pour plusieurs raisons, dont la moindre n’est pas qu’il soit déterminé à dire le fond de sa pensée devant un public prêt à l’injurier. Mais son appropriation enthousiaste de certains des pires stéréotypes d’hommes hétéros concernant les lesbiennes est décevante (même si elle est stratégique). (“Mission accomplie”, a répondu Letterman de façon sardonique.)
Les gens sont différents les uns des autres. Malheureusement, c’est une vérité presque toujours gommée dans le processus qui fait d’une personne un porte-parole. Vous pouvez bien continuer de dire que vous ne parlez que pour vous-même, votre seule présence dans la sphère publique amorce la fusion de plusieurs différences en une seule figure, et la pression se met à peser fort sur elle. Vous n’avez qu’à penser à la façon dont certaines personnes ont paniqué en entendant l’actrice-activiste Cynthia Nixon décrire l’expérience de sa sexualité comme “un choix”. Mais alors que Je ne peux pas changer, même si j’essayais est peut-être une formule vraie et porteuse pour certains, elle est minable pour d’autres. À un moment, il faut peut-être sortir de son trou et explorer un peu le monde. »
Accroche

dimanche 3 août 2025

Après quatre ou cinq générations

La fausse servante…
… ou le pervers puni
Taille originale : 29,7 x 21 cm
« Je me surprends à songer : Savoir qui a bien pu s’y coucher, sur ce sommier ? Quand ce hameau était encore habité, quand il était encore posé sur un châssis de métal ou de bois, et qu’il soutenait un matelas de laine de plus en plus tassé qu’on cardait peut-être de temps en temps, ou peut-être pas, parce que le cardeur, avec sa machine garnie de pointes opposées qui griffaient les bourrelets de laine tassée, ne montait pas jusqu’ici, il y avait trop peu de gens pour que ça vaille le déplacement... Quelque personne seule qui se couchait chaque nuit sur l’épaisseur de plus en plus réduite du matelas, durant les mois froids de l’hiver, à l'étage d’une de ces maisons qui sont désormais des ruines envahies par la végétation et où hibernent les chauves-souris, accrochées aux poutres, où autrefois ils mettaient le foin pour les bêtes qui étaient au rez-de-chaussée, dans l’étable, avec ces trois marches de pierre fendues où les vaches montaient en glissant sur leurs sabots, incitées par les cris de quelqu’un qui était derrière et leur frappait la croupe de la main et les poussait avec force pour les faire entrer. Des maisons qui n’étaient pas chauffées parce que la cheminée était en bas, et éteinte, il n’y restait à présent que quelques braises froides et noires. Ou bien quelque vieille restée seule. Ou, bien avant encore, quelque couple plus jeune. Et l’homme se couchait sur la femme, sur ce sommier-là, il entrait dans son corps à moitié endormi et engourdi par le froid, même pas lavé parce que la nuit l’eau gelait, le châle de laine sur la chemise de nuit soulevée à la hauteur des hanches, lui avec un pull de travail troué qu’il gardait même la nuit, de plus en plus rapidement dans le corps de la femme qui continuait à dormir, dont la respiration devenait parfois plus lourde, plus rauque, et on ne comprenait pas si c’était à cause du poids de l’homme sur son corps ou bien parce qu’elle ronflait, et alors le lit grinçait un peu plus fort. À la fin, tous les deux avec les couvertures tirées jusque sous le menton pour ne pas attraper froid. Et c’était comme ça toutes les nuits, toutes les nuits, tandis que quelque chose grandissait dans le noir à l’intérieur du ventre de cette femme à moitié endormie et engourdie, sur ces sommiers qui sont là désormais et servent de porte aux potagers abandonnés, quelque petit être désespéré avec sa petite queue remontait le canal vaginal pour être le premier à briser la membrane d’un des ovules qui pullulaient aveugles dans la matière aveugle de sa chair, pour donner vie à de nouveaux corps et à de nouveaux petits êtres dotés d’une queue et à de nouveaux ovules au milieu de tout ce désespoir végétal et de ce froid. Pour quelle raison ? Pourquoi ? Comme ces surgeons qu’il y a partout et qui s’élèvent le long des arbres presque à les étouffer, toujours plus haut, plus haut, qui arrivent presque avec leurs feuilles à la cime de l’arbre autour duquel ils ont poussé jusqu’à l’emprisonner. Il se passe la même chose avec les êtres de notre espèce. Toutes ces vies qui s’emprisonnent les unes dans les autres, cette création continue de colonies pour occuper des portions de plus en plus grandes de territoire en les soustrayant à d’autres. Pourquoi ? Pourquoi ? Pour perpétuer son propre ADN ? Alors que, de toute façon, après seulement quatre ou cinq générations, un battement de cils dans le temps, il ne reste plus rien du patrimoine chromosomique ni de l’ADN originel dans les nouveaux êtres qui ont pris vie, lesquels à leur tour, après quatre ou cinq générations, ne transmettront rien de leur ADN dans les nouveaux êtres à qui ils auront donné vie ! »
Qui tire la ficelle ?
Taille originale : 2 fois 29,7 x 21 cm