La tête à l’envers |
« Préoccupé qu’il est par la définition du jugement de goût et le rapport, harmonieux ou conflictuel, qu’entretiennent entre elles les facultés, Kant n’est pas porté à faire l’hypothèse d’une autonomie du nu, ni non plus à reconnaître la force d’effraction qui le fait apparaître. Kant se méfie de l’ontologie ; il se défie par avance de tout ce qui, déchirant le voile, ferait surgir la chose même en la livrant à l’intuition. Sinon il n’aurait peut-être pas pu s’en tenir aussi sereinement à la distinction si courante en ce temps des Lumières, à laquelle il avait lui-même consacré un opuscule de jeunesse, et qui est au cœur de sa dernière Critique comme séparant les deux espèces d’un genre commun : le sublime et le beau. Mon hypothèse est que, sous son apparent conformisme, le nu dérangerait celles-ci ; et que, en dépit de son statut de pur sensible, il exige de faire retour à l’ontologie.
Hommage (?) à Baselitz |
Car on a beau tout faire pour faire oublier sa capacité de surgissement, le recouvrant sous tant d’académisme, au point même de ne plus le voir, de le voir toujours comme un déjà-vu, le nu nous rappelle impérativement à la question de l’“être” ; il la rouvre de but en blanc : la décapant de tant de surcharges accumulées par le passé de la philosophie, comme nous rattrapant nous-mêmes dans notre fuite — proprement moderne ? — de toute expérience radicale. Et c’est en quoi, en fin de compte, le nu m’intéresse. Car je crois, me retournant vers Kant, que si le nu des ateliers, en reproduisant inlassablement du canonique, fabrique du “beau” à répétition, li est des Nus qui sont “sublimes”, d’un sublime qui n’est pas à entendre comme un superlatif du beau, ou même comme un dépassement du beau, mais bien, selon son acception kantienne, comme faisant paraître quelque chose d’un “tout autre ordre” et servant à sa révélation. Par le fait du nu — je dirais plus brutalement : sous le coup du nu (quand ce nu est un grand Nu) — voici donc qu’une distinction aussi bien entérinée se brouillerait, des prédicats du sublime se désamarrant soudain pour venir errer de son côté. Est sublime, nous dit Kant, ce qui nous révèle une totalité absolue excédant le pouvoir compréhensif de notre faculté de représentation, et même de notre imagination ; or, cette totalité absolue est précisément celle que le Nu, non pas offre, c’est trop peu dire, mais impose, assène, sous couvert du normatif, par ce que j’évoquais en commençant comme le “tout est là” de sa présence. Du sublime, le Nu possède la violence, celle de la cataracte ou de l’océan déchaîné, et même d’autant plus intense qu’elle est contenue dans la limite de ce corps si parfaitement proportionné÷ Nous le vérifions à chaque fois en dépit de la lassitude du visiteur de musée devant ce déjà-vu : en faisant surgir le “tout est là” de sa présence, le nu fait imploser notre capacité d’intuition ; face au surgissement d’un grand Nu, l’œil soudain est débordé par ce “tout” qui s’entrouvre soudain devant lui, le regard, démuni, ne sachant plus où regarder. En même temps qu’il est comblé par l’harmonie des formes, ce regard, happé par ce tout, est bousculé dans son pouvoir perceptif et chavire, dépossédé de sa maîtrise — il fait l’épreuve d’un renversant. De même, le nu fait violence à l’espace dans lequel il était censé s’inscrire, auquel on prétendait le retenir, lui qui surgit incommensurable à tout ce qui l’entoure, et ce sensible alentour se reconnaissant d’emblée inadéquat à la révélation qu’il ouvre.
« …a toujours pris un malin plaisir à entretenir des ambiguïtés » Taille originale : 29,7 x 21 cm |
“Ex-tase” du grand Nu, de part et d’autre, et que rien ne pourra banaliser (ni aucune mystique récupérer) : il continue de se détacher du fond tissé des formes et des choses, son pouvoir d’étonner ne s’amortissant pas ; et le regard qu’il arrête est désemparé, débordé par ce tout qui s’engouffre en lui. À quoi l’on reconnaît un grand Nu. Quand, d’une salle à l’autre du musée, ou en feuilletant les pages d’un livre d’art, nous passons devant un grand Nu, quelque chose soudain se passe qui rappelle le mouvement de secousse, fait de défaillance et d’attraction, que Kant attribuait au sublime — ce nu sublime produisant une surprise et même un trouble, chez qui le découvre, qui ne se laissent jamais complètement résorber par le sentiment de plaisir qu’on éprouve à jouir de son harmonie : tant il est vrai que, en lâchant soudain le “tout est là” de sa présence, et la laissant déferler, il réalise quelque chose — et cela au sein même su sensible, du plus proche et du plus sensible — auquel on ne se sent soudain plus en mesure d’accéder. Retour à l’“affolement” platonicien, à l’“effroi” plotinien… »
« En tant qu’artiste, je ne suis pas en mesure de travailler en termes de discours, de questions et de réponses » Taille originale : 29,7 x 21 cm |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire