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James sortit sur le pas de la porte avec le poète et son ami. Le poète à l’écriture médiévale continuait sa conversation avec la femme de théâtre qui lui expliquait qu’elle n’écrivait plus de pièces et travaillait à présent comme régisseuse. James s’éloigna de quelques pas avec l’ami du poète et perdit le fil de la conversation. L’ami en profita pour allumer sa pipe dont l’odeur de tabac fruité un peu oubliée réjouit James. Il avait invité les deux hommes à prendre un dernier verre, mais la femme de théâtre également invitée avait refusé sous prétexte qu’elle était pressée de rentrer chez elle. La rue des Écoles se vidait. La conversation du poète semblait pourtant s’éterniser.
L’homme à la pipe était grand et mince, sa barbe et ses cheveux étaient complètement blancs. Il devait être un peu plus âgé que James, soixante-cinq ans sans doute. Même si James se trouvait beaucoup plus jeune, il savait qu’il avait changé et que lui aussi devait avoir l’apparence d’un vieillard, peut-être un beau vieillard mais un vieillard quand même. Soixante ans, la limite de validité. Les marques du vieillissement sur la peau, au coin des yeux, dans les paupières affaissées, dans le cou violemment ridé par instants…
L’homme à la pipe interrompit sa rêverie : « Il ne peut pas s’empêcher de draguer. » Il parlait du poète. « Il ne peut pas s’empêcher, il faut qu’il essaie, obstinément, à chaque fois, dès que l’occasion se présente. Il drague sans relâche. Il ne lâche pas, il ne la lâchera jamais, il continuera jusqu’à ce qu’elle cède, et il y arrive. Il est gros, petit et vieux mais il ne renonce pas. Il y arrive. Et il trompe sa femme continuellement. »
James regarda la femme. Il ne la trouvait pas séduisante. Elle lui paraissait trop âgée. Il se dit qu’il avait sans doute des exigences trop élevées. Il ne répondait pratiquement pas au monologue de l’homme à la pipe qui continuait.
« Avant, j’étais comme lui. Je draguais, je draguais sans relâche. Et j’y arrivais toujours. Enfin le plus souvent. Mais c’est du boulot, c’est du temps, du temps passé pendant des heures à faire du baratin pour une relation d’un soir. Juste une fois. Et puis recommencer un autre soir pendant des heures pour baiser une seule fois. Et surtout, je ne savais pas si elles avaient envie, si elles baisaient parce qu’elles en avaient vraiment envie ou par lassitude, si je les avais forcées à force de baratin à baiser… Jamais forcées physiquement, hein, ce n’est pas ça. Simplement s’il y avait du désir. Une envie aussi forte que la mienne. Et puis quand j’éjaculais, le moment d’après, immédiatement après, je me disais que tout ce temps passé pour arriver à ça, seulement à ça… J’ai arrêté. »
Le mot éjaculais sonna de manière crue aux oreilles de James. Le type à la pipe qu’il ne connaissait pas depuis plus de vingt minutes lui parlait de façon tout à fait naturelle de sa sexualité la plus physiologique. Il eut envie de parler de sa propre expérience, mais il avait le sentiment qu’il devrait se lancer dans de trop longues narrations.
Le poète finalement renonça, et ils allèrent boire un verre à trois dans une brasserie proche. La conversation déboucha rapidement sur le terrorisme car c’était l’anniversaire des attentats. Le serveur s’en mêla exprimant son émotion encore palpable, puisque quelques heures avant les attentats, il prenait un verre près des lieux touchés. Le Poète entreprit de lui parler de son recueil, comme s’il était susceptible de l’acheter. Quand il s’absenta au bar, l’ami à la pipe sermonna son ami en lui disant qu’il ne fallait pas solliciter quelqu’un comme ça dans le cadre d’une relation professionnelle où le serveur était obligé d’être complaisant, mais l’autre s’en moquait, et il rouvrit le recueil en priant le serveur revenu avec une bouteille de Bourgogne d’en lire quelques lignes. Il s’exécuta puis remarqua une page couverte de caractère hébraïques. Il décida soudain d’acheter le livre pour sa grand-mère qui était juive !
À nouveau, l’homme à la pipe fit des remontrances à son ami l’accusant d’avoir dragué le serveur comme il avait essayé de draguer la femme de théâtre à la sortie de la librairie. L’autre rit au milieu de son visage rond, orné d’une fine moustache et d’une barbichette blanche. Lui aussi avait plus de soixante ans. Il était heureux. Il parla encore de sa femme qui avait une confiance absolue en lui et qui était sa meilleure lectrice bien qu’elle ne lût pas le moindre de ses recueils. Mais elle savait qu’ils étaient géniaux et avait une totale confiance. Oui. Il l’adorait. Il l’adorait, même s’il la trompait sans cesse. C’est elle qu’il aimait. Les autres ne comptaient pas.
James s’étonna mais resta silencieux. Même si tout cela pouvait paraître banal, il ne comprenait pas qu’on puisse se satisfaire de relations d’un soir où l’intensité du désir, du plaisir ne soit pas partagée. Il aurait voulu parler de passion, expliquer ce qu’est la passion érotique, souligner qu’il se souvenait de chaque moment, de chaque instant d’une telle passion, mais il était déjà trop saoul. Ils se quittèrent après avoir bu une deuxième bouteille. Le poète s’entretint encore un moment chaleureusement avec le serveur.
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