Taille du dessin original : 21 x 29,7 |
« Dès le début du XIIe siècle, les chansons d'amour des poètes de langue d'oc avaient célébré la nudité féminine. D'abord sur un ton fort gaillard. Mais bientôt, l’érotique courtoise voulut sublimer le désir, approfondir les jouissances de l’attente amoureuse en la prolongeant, en la nourrissant de rêves et de délectations visuelles; elle revêtit ainsi d'une puissance quasi magique le corps de la dame élue. Œuvre parfaite de Dieu, résumant en elle toutes les splendeurs de la nature créée, son image, rêvée ou entrevue, engendre l’amour et en attise les feux. C'était l’une des récompenses du service de courtoisie que de le contempler nu, secrètement, dans l’intimité de la chambre close, au lever ou au coucher de l’aimée, et cette ostension consentie, ce rite de dévotion, cérémonie majeure que l’on célébrait couramment dans le monde des cours, avait rendu peu à peu plus sensibles aux grâces corporelles les chevaliers les moins frustes, à mesure qu'ils se dégageaient des rudesses militaires. Cependant de puissantes contraintes morales retinrent longtemps de reproduire les apparences du corps désiré. Aux beaux temps de la lyrique des troubadours, si jamais certains tentèrent de transposer dans l’œuvre peinte ou sculptée ces allusions poétiques et les visions qui hantaient les consciences, ce fut de manière si timide, si furtive, et dans des formes jugées si peu dignes de durer, qu'aucune trace de celles-ci n'en subsiste.
Dans les images de voluptas se découvrait la beauté du diable, que l’artiste ne représentait pas sans trouble. Mats il lui était permis, dans celles de natura, c'est-à-dire lorsqu'il devait montrer des corps exempts de péché, tels que les avaient voulus Dieu en créant l’homme et la femme, de proposer aux regards des foules, de manière moins clandestine, la perfection des formes humaines. Fort tôt, dès le second tiers du XIIIe siècle, quelques sculpteurs tentèrent, timidement d'abord, de traduire dans certaines figurations monumentales de l’art sacré l’émotion que suscitaient en eux les grâces du corps féminin. Quelques thèmes religieux pouvaient en effet servir de prétexte à célébrer la chair dans sa sérénité. Et d'abord le motif central de l’iconographie romane et gothique, le Jugement dernier. La scène où l’on voit les corps défunts appelés à la résurrection de plénitude s'offrit naturellement aux recherches nouvelles dès que les clercs, qui ordonnaient les grands programmes décoratifs, se laissèrent eux-mêmes gagner par les joies du monde et cessèrent d'en repousser aussi strictement les séductions. Déjà, sur le tympan de Bourges, qui fut sculpté en 1275, les ressuscitées sont enlevées par un élan printanier, qui les délivre; on les voit éclore, comme de jeunes fleurs, entre les lames de leurs tombeaux. Déjà, les tailleurs d'images osent ici faire place, parmi les lumières spirituelles, aux élégances de la stature et aux souplesses de la forme. Première et décisive révélation. La joie qui transparaît dans ces nudités douces, polies et triomphantes, est pure. Elle pare les corps de gloire, libérés du mal et des ardeurs de l’amour profane.
Mais ce fut en vérité la redécouverte des vestiges oubliés de la plastique gréco-romaine qui vint dissiper ce que les interdits religieux et sociaux engendraient encore d'inquiétude, le recul devant la chair, l’obsession du péché et les frémissements de la mauvaise conscience. Dans les dernières années du XIIIe siècle, des motifs d'intaille antique, qui représentaient Hercule et Eros endormi sous un arbre, avaient été transposés au soubassement du portail de la cathédrale d'Auxerre. Il s'y exprime un sentiment de la beauté physique entièrement dégagé des méfiances chrétiennes. La vision nouvelle se précisa peu à peu en Italie centrale. Dans ce pays, les tailleurs d'image et les peintres subirent pendant tout le Trecento l’influence des modes françaises. Mais ils vivaient en familiarité beaucoup plus intime avec les témoins de l’art antique. L'attention toujours plus vive à tout ce qui subsistait de Rome les porta peu à peu à étudier de plus près les statues et les bas-reliefs et les incita à en retrouver progressivement l’esprit. Déjà, sous les draperies, les madones d'Arnolfo di Cambio empruntaient aux matrones leurs formes majestueuses. À la fin du XIVe siècle, certains dessins attestent une curiosité et des recherches plus précises. L'un d'eux, conservé au Louvre et attribué à Gentile da Fabriano, extrait du décor d'un sarcophage une figure de Vénus parfaitement classique. Se dessine alors un nouveau canon du corps féminin. Beaucoup plus souple et gracieux que celui des marbres romains, il s'éloigne cependant sensiblement des formes qu'avait suscitées l’esthétique des troubadours et qui s'étaient affinées dans les cours parisiennes. Moins flexible, plus charnel, il échappe aux troubles de l’âme. On le voit s'affirmer au seuil des cathédrales dans les représentations de la création d'Ève. Le sculpteur qui, dans le premier tiers du XIVe siècle, décorait le dôme d'Orvieto sous la direction de Lorenzo Maitani, avait peut-être fréquenté les grands chantiers de France. Il situe son Ève naissante dans la Joie des Jardins français, mais il lui donne aussi la plénitude et la force des reliefs antiques. »
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