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| “Dissident languages that challenge the eroticization to which the non-binary body is subjected by the binary gaze and desire” |
« En résumé, depuis l’affaire Le Marcis jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on voit se développer, à propos du sexe mal décidé, une analyse qui n’est plus celle du mélange monstrueux. La question de l’un et l’autre sexe se subordonne à la question de l’un ou l’autre : quel est finalement le sexe de l’individu, sexe premier et dernier par rapport auquel les éléments de l’autre, ou les ressemblances avec l’autre seront autant de malformations ? Sans doute l’indécision peut demeurer, soit qu’on n’arrive pas à découvrir le secret, soit qu’il faille attendre l’épreuve décisive de la puberté, soit peut-être encore que la nature se soit arrêtée dans les chemins de la formation. Mais ce que la théorie rejette — et que l’expérience écarte avec une certaine prudence — c’est la coexistence des deux sexes, leur “accolement” qui répercuterait dans la descendance d’abominables conjonctions. Il n’y a pas de dyarchie des sexes. Un sexe et un seul, au plus, peut régner — quitte même à n’avoir même pas réussi à établir sa domination. Ou encore : la loi naturelle et fondamentale “du” sexe (entendu en général au sens de principe de reproduction sexuée), c’est qu’il y ait deux sexes, mais un seul à la fois en chaque individu. “Le” sexe veut qu’il y ait “un” sexe; et que l’existence individuelle soit corrélative de l’appartenance à l’un des deux sexes.
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| Milieu inhospitalier ? Taille originale : 2 fois 21 x 29,7 cm |
Mais ce principe, que la médecine du XVIIIe siècle reconnaît avec les naturalistes, a pour corrélatif la mise en place d’une “sexualité” : ensemble organique d’éléments, de formes et de fonctions ; mais ensemble également de sensibilités, d’impressions, de penchants, de mouvements du corps et d’affections de l’âme. Dans son organisation, cette sexualité relève toujours d’un sexe ou de l’autre. Elle en est la manifestation, l’instrumentation physique, la poussée dans l’âme et le corps, l’expérience intime. Ce qu’on “sait” du sexe — ce qu’en sait le sujet lui-même et ce que peuvent en savoir les autres. Et c’est dans cette sexualité que peut se produire le trouble. Trouble qui a toujours deux aspects : l’un, c’est la “non-conformité” de la sexualité au sexe caché ou à venir qu’elle aurait dû manifester et servir, — une sorte de désobéissance, qui peut prendre l’allure d’organes inadéquats, d’éléments supplémentaires ou en défaut, d’expressions paradoxales, d’appétits mal ajustés ; l’autre, c’est “l’erreur”, car toutes ces malformations et déformations ont l’aspect de l’autre sexe ou de l’indécision entre les deux sexes, comme si la nature s’était “trompée” en donnant à un sexe une partie de la sexualité de l’autre. Et cette “erreur” a ceci qu’elle trompe en effet les observateurs et jusqu’à l’individu lui-même dont la “sexualité” réelle peut lui faire illusion quant à son sexe vrai. Et si on ajoute à cela les “tromperies” supplémentaires auxquelles peuvent donner lieu soit l’ignorance des médecins soit les ruses du libertinage, on voit dans quel labyrinthe de vérités et d’erreurs peuvent introduire les jeux d’une sexualité complexe, fragile et rétive au sexe qui devrait la dominer.
Telle est, en effet, dans ce cas, la difficulté singulière qu’on ne trouve pas à propos des autres défauts physiques. L’écart y prend la forme du passage à l’autre ; en déviant, la nature se déguise ; il y a, dans ces déformations du sexe, quelque chose de la supercherie. Et si, pendant longtemps, la sodomie a hanté la condamnation de l’hermaphrodisme, les équivoques du travesti, au XVIIIe siècle, relaient cette vieille peur, et, sans l’effacer, lui donnent une forme plus diffuse et plus trouble. À la couture de l’imaginaire et du réel, on cherchait l’hermaphrodite du côté du magicien qui mêlait les deux sexes comme on supposait qu’il mêlait le ciel et la terre, Satan et l’Ange, la toute-puissance et la malfaisance, ou qu’il faisait avec du métal de l’or. On le verra plutôt sous les traits ambigus du personnage secret, du voyageur déguisé, diplomate et espion, soldat et courtisan, échangeant selon les besoins ou les envies les habits d’un abbé contre les robes de la femme galante. Il n’est plus nécessaire d’invoquer la transgression majeure des lois fondamentales de la nature ; il suffit d’une inattention de celle-ci, d’un relâchement de ses mécanismes, pour que s’ouvre la possibilité de formes qui abusent, d’illusions naturelles, d’erreurs presque inévitables, d’ignorances qu’il faudrait dissiper, de complaisances aussi et d’immoralité. L’analyse qui était autrefois centrée sur deux questions (quel sexe ? et quel acte ?) s’ouvre sur toute une dimension intermédiaire en quelque sorte entre le sexe identificateur et l’acte de conjonction ; celle d’une sexualité où les éléments du masculin et du féminin se combinent et interfèrent avec une tout autre complexité.
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| Prolongement |
À noter : cette dimension de la sexualité, ce n’est pas à propos des hommes qu’elle a été dégagée du XVIIe au XVIIIe siècle et mise en place à la fois comme domaine de connaissance, et lieu d’intervention ; car pour l’homme, justement, son sexe est le sexe par excellence ; et il trouve dans l’acte de conjonction légitime sa fonction, son but et son accomplissement. Et la sexualité, comme dimension intermédiaire et relativement autonome, ne pourra apparaître que chez ceux en qui ne joue pas de façon exhaustive la détermination du sexe. Soit que leur sexe ne constitue pas le sexe — et ce sont les femmes. Soit que leur sexe ne soit pas encore capable du seul acte légitime qui l’accomplit — et ce sont les enfants. Soit que leur sexe soit indécis et que leur corps, leurs manières d’être, leurs sensations et leurs penchants échappent à l’identité de leur sexe — et ce sont les hermaphrodites. Les hommes ont essentiellement un sexe (le sexe), femmes, enfants, hermaphrodites ont une sexualité qui a à être recherchée ; à attendre, à retrouver le sexe par rapport auquel ils sont en insuffisance, en défaut, en incertitude. L’homme est sujet de droit dans l’ordre impératif du sexe ; les femmes, les enfants, les hermaphrodites sont porteurs d’une sexualité dans l’ordre fragile de la nature. »
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| Mettre à l’ombre ? |






















