dimanche 30 mars 2025

Une fois la ville et les réverbères éteints

Jeter un coup d’œil ?
Taille originale : 24 x 32 cm & 29,7 x 21 cm
« Tard le soir dans le square Ekaterina, dans la poussière antique de Leningrad, une fois la ville et les réverbères éteints, nous arrivions, épars, silencieux et furtifs, des différents quartiers pour longer les arbres alignés du côté du théâtre. En cas d’interpellation par la milice, nous avions nos papiers, un motif de travail, l’insomnie, nos épouses, et nos enfants chez nous. Parfois des inconnus nous faisaient signe, mais nous n’étions pas fous et disparaissions vite. Les voitures de la perspective Nevski nous prenaient dans leurs phares, oblitéraient nos ombres, et il nous semblait un instant que celles-ci partaient à l’interrogatoire. Nous nous imaginions déjà sur le strapontin du panier à salade, puis dépêchés dans les camps, car nous étions des goluboy*, des “bleu clair”, des pervers. Toute arrestation serait forcément rapide et brutale. Nous gardions chez nous, au cas où, un petit sac prêt, caché. La menace aurait dû suffire : forêts, gamelles, casernes, les planches de bois superposées en guise de lits, cinq années, le claquement du métal sur les troncs gelés. Mais il y avait des nuits sans bruit dans le square, et nous attendions dans la brume, debout contre les grilles, en fumant.
Un gamin maigre grattait avec un canif les ressorts de sa montre, sculptait le temps. C’était une montre à gousset, qui se balançait sur ses hanches. Deux frères débouchaient chaque jeudi du passage souterrain, après une bonne douche à l’usine. On voyait leurs cheveux noirs, puis leurs chaussures usées. Un ancien combattant s’était attitré un arbre. Il savait siffler un grand nombre des belles rhapsodies de Liszt. C’était lui qui répétait à haute voix : Pourquoi attendre la mort pour mériter le bonheur ? Il sifflotait jusqu’au matin, jusqu’à ce que, sur le fleuve, les vapeurs le fassent taire. Parfois des rideaux s’ouvraient et se refermaient dans les immeubles autour du square, révélant un instant des silhouettes. Des Volga noires quittaient le bord du trottoir pour s’enfoncer dans les rues sombres. Des rires nerveux fusaient. Le frottement du papier à cigarettes, roulé, léché, le clic des tabatières. Personne ne buvait - l’ivresse délie les langues et confère aux vivants une haleine mortelle. La sueur tachait le col de nos vêtements. Nous frappions du pied, soufflions.de l’air chaud dans nos gants, forcions nos corps au-delà de l’insomnie, et plus longtemps encore, jusqu’à parfois nous croire incapables de dormir.
Regard mâle ?
La nuit passait sur un désir secret, cousu peut-être sur la doublure de nos manteaux. Nous ne les ôtions jamais, c’était juste le toucher, le frisson d’un signe de reconnaissance, nos manches qui chuchotaient quand nous nous offrions du feu. La haine aussi, d’être trop semblables.
Les portes du théâtre se rouvraient tard le soir, libérant les acteurs, les danseurs et les machinistes. Parfois ils venaient à pied du Kirov, vingt minutes de marche. Ils s’adossaient aux grilles, enveloppés de leurs écharpes, de leurs gants, de leurs jambières. Il y avait un garçon aux cheveux de sable qui levait une jambe, posait le pied entre deux piquants, et il s’étirait dans un souffle de buée, la tête contre les genoux, une casquette en cuir vissée sur l’arrière du crâne. Son corps révélait une grande aisance, ses orteils ses pieds ses jambes sa poitrine ses épaules son cou sa bouche ses yeux. Ses lèvres étaient d’un rouge extraordinaire. Et cette casquette, d’être si souvent coiffée, avait la forme de sa tête. Il ne s’attardait que rarement dans le square, c’était un privilégié qui avait d’autres endroits où aller - caves, coupoles, appartements -, mais, une fois ou deux, il est resté là, à donner des coups de pied sur les grilles.
Nous attendions de le revoir, seulement il devenait bien trop reconnaissable, sa tête était dans les journaux, sur les affiches. Il restait présent, en pensée.
Quand arrivaient les rumeurs du matin, nous partions aux premiers clignotements des réverbères. Nous nous effilochions dans les rues, à la recherche du gamin à la montre, des frères de l’usine, du danseur aux cheveux de sable, de l’empreinte de son pied sur les trottoirs humides, son manteau fendu par ses jambes, et l’écharpe flottant derrière sa nuque. Parfois, près des marches de pierre menant aux eaux sombres d’un canal, une silhouette mouvante brisait les ombres lunaires, et nous nous retournions pour la suivre. Mais, même alors, à l’approche du matin, l’esprit voyait encore les courants cachés sous la glace. »

* Hérité du vieux slave oriental golobŭ. La racine gólub’ signifie “pigeon, colombe”, et l'adjectif golubój désigne la teinte bleutée du plumage du cou de l'oiseau.
L'usage pour « homosexuel » est dérivé d’un mot d’argot utilisé par les homosexuels dans les années 1960, faisant référence aux pigeons de la place Sverdlov à Moscou où les homosexuels avaient l'habitude de se rencontrer secrètement. L'usage est également dérivé d’une chanson du film d’Ivan Pyriev et Joris Ivens (1951) Pour la paix et l'amitié. Cette chanson écrite par le poète Mikhail Matusovsky commençait par les vers « Volez, colombes, volez » qui ont alors été utilisés pour avertir les homosexuels d’une descente imminente de la police ou du KGB. [D’après Wiktionary en anglais]
Regard féminin ?

vendredi 14 mars 2025

Hors des murs des musées

La bite de Goliath ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« Repartons de quatre moments emblématiques : l’urinoir présenté par Duchamp-le-précurseur en 1917, le dessin effacé par Rauschenberg en 1953, l’écran de papier traversé par Murakami en 1955, le vide exposé par Klein en 1958. Ils exemplifient les quatre genres majeurs de l’art contemporain (mâtinés de minimalisme dans le deuxième et le quatrième cas) : le ready-made (car Duchamp a su aussi créer un genre à part entière, qui appartient de plein droit au paradigme de l’art contemporain même s’il est apparu à l’époque du paradigme moderne), l’art conceptuel, la performance, l’installation. Qu’ont-ils donc en commun ?
Le triomphe de la performeuse ?
Taille originale : 29,7 x 21 cm
Ils ont en commun une caractéristique qui rend l’art contemporain particulièrement incompréhensible aux tenants du paradigme moderne : c’est que l’œuvre d’art n’y réside plus dans l’objet proposé par l’artiste. Soit parce qu’il n’y a plus d’objet autre qu’un simple contenant (une feuille de papier, les murs d’une galerie) ou un rebut destiné à finir à la poubelle (une feuille de papier déchirée) ; soit parce que l’objet n’a pas de valeur ni même d’existence (ainsi l’urinoir originel a été perdu, ce qui ne l’a pas empêché de devenir une icône de l’art contemporain) sans les récits dont il va être le point de départ.
Le récit : voilà le point commun de ces multiples façons d’étendre l’œuvre au-delà de l’objet. Car sans le récit de la présentation de Fountain au Salon des indépendants de New York puis dans la revue The Blind Man, et de sa résurgence quarante ans plus tard sous forme de répliques, sans le récit de l’effacement du dessin de De Kooning, sans le récit de la traversée des écrans de papier, sans le récit de l’“Exposition du vide”, ce n’est pas seulement qu’il ne resterait rien de ces propositions : c’est qu’elles n’auraient pas eu plus d’intérêt que de simples blagues de potaches fomentées pour faire rigoler les copains.
Autant dire que l’art contemporain est devenu, essentiellement, un art du “faire-raconter” : un art du récit, voire de la légende, un art du commentaire et de l’interprétation — ou simplement de l’anecdote. L’objet n’y est plus qu’un prétexte, ou au mieux un activateur, qui va entraîner des actions, des mots, des opérations, des reconfigurations de l’espace (tel l’“outil visuel” de Buren en forme de rayures), dont l’ensemble est ce qui constitue l’œuvre. Mais c’est alors, bien sûr, une œuvre ouverte : loin de se réduire aux limites matérielles de l’objet, elle est susceptible de s’enrichir de tous les commentaires, de toutes les interprétations, de toutes les imitations voire de tous les actes de vandalisme qu’elle pourra engendrer.
Banalisé ou transgressif ?
C’est cette réalité — éminemment sociologique — qu’il faut avoir à l’esprit pour entrer dans le paradigme de l’art contemporain. Et c’est pourquoi tant de gens restent à l’extérieur, ne comprenant parfois même pas ce qu’il y a à comprendre : ils n’ont pas la règle du jeu. D’où, inévitablement, un conflit de paradigmes, dont témoignent les succulentes méprises dont s’alimente la légende de l’art contemporain, lorsque de simples objets usuels sinon usagés (un urinoir, une éponge, une couche de graisse, un téléviseur) sont remisés, oubliés, récurés, ou mis au rebut faute d’avoir été identifiés par les profanes comme des œuvres d’art — et pour cause, car ils n’en sont pas hors du contexte de l’art contemporain, hors des murs des musées ou des galeries qui les abritent, hors des dispositifs discursifs (notamment biographiques) qui leur donnent sens et statut. »
L’expérience des limites .

dimanche 9 mars 2025

Ma fesse lubrique

« les temps sont durs quand on aime le sexe »

« je caresse la machine
sa tessiture ne dure pas

elle risque la douceur
ma fesse lubrique

notre labeur sépare nos lèvres
du sens

nous invoquons la bonne heure
avant de renaître »

dimanche 23 février 2025

Tomber dans l'excès

Variantes
« On connaît le geste scandaleux de Diogène : lorsqu’il avait besoin de satisfaire son appétit sexuel, il se soulageait lui-même, sur la place publique2. Comme beaucoup de provocations cyniques, celle-ci est à double entente. La provocation porte en effet sur le caractère public de la chose — ce qui en Grèce allait contre tous les usages ; on donnait volontiers, comme raison de ne pratiquer l’amour que la nuit, la nécessité de s’en cacher aux regards ; et dans la précaution à ne pas se laisser voir dans ce genre de rapports, on voyait le signe que la pratique des aphrodisia n’était pas quelque chose qui honorait ce qu’il y avait de plus noble en l’homme. C’est bien contre cette règle de non-publicité que Diogène adresse sa critique “gestuelle” ; Diogène Laërce rapporte en effet qu’il avait coutume “de tout faire en public, les repas et l’amour” et qu’il raisonnait ainsi : “s’il n’y a pas de mal à manger, il n’y en a pas non plus à manger en public”. Mais par ce rapprochement avec la nourriture, le geste de Diogène prend aussi une autre signification : la pratique des aphrodisia, qui ne peut être honteuse puisqu’elle est naturelle, n’est rien de plus, rien de moins que la satisfaction d’un besoin ; et tout comme le cynique cherchait la nourriture qui puisse satisfaire le plus simplement son estomac (il aurait essayé de manger de la viande crue), de même il trouvait dans la masturbation le moyen le plus direct d’apaiser son appétit ; il regrettait même qu’il n’y ait pas possibilité de donner une satisfaction aussi simple à la faim et à la soif : “Plût au ciel qu’il suffit de se frotter le ventre pour apaiser sa faim.” En cela, Diogène ne faisait que pousser à la limite un des grands préceptes de la chrēsis aphrodisiōn. Il réduisait au minimum la conduite qu’Antisthène exposait déjà dans le Banquet de Xénophon : “Suis-je sollicité, disait-il, de quelque désir amoureux, je me contente de la première venue et les femmes à qui je m’adresse me comblent de caresses, puisque personne d’autre ne consent à les approcher. Et toutes ces jouissances me paraissent si vives qu’en me livrant à chacune d’elles, je ne souhaite pas en tirer de plus vives ; je les voudrais plutôt moins vives, tellement certaines d’entre elles dépassent les bornes de l’utile.” Ce régime d’Antisthène n’est pas très éloigné dans son principe (même si les conséquences pratiques en sont très différentes) de plusieurs préceptes ou exemples que Socrate, selon Xénophon, donnait à ses disciples. Car s’il recommandait à ceux qui étaient insuffisamment armés contre les plaisirs de l’amour de fuir la vue des beaux garçons, et de s’exiler même si besoin était, il ne prescrivait pas, en tout état de cause, une abstention totale, définitive et inconditionnelle ; “l’âme” — c’est du moins ainsi que Xénophon présente la leçon socratique — “n’approuve ces plaisirs que si le besoin physique en est pressant et peut être satisfait sans dommage”.
Paroles d’artiste
Mais dans cet usage des aphrodisia régulé par le besoin, l’objectif n’est pas d’annuler le plaisir ; il s’agit au contraire de le maintenir et de le maintenir par le besoin qui suscite le désir ; on sait bien que le plaisir s’émousse s’il n’offre pas satisfaction à la vivacité d’un désir : “Mes amis”, dit la Vertu dans le discours de Prodicos que rapporte Socrate, “jouissent du manger et du boire avec plaisir (hēdeia… apolausis) et sans se donner de peine (apragmōn) : car ils attendent d’en sentir le désir.” Et dans une discussion avec Euthydème, Socrate rappelle que “la faim, la soif, le désir amoureux (aphrodisiōn epithumia), les veilles sont les seules causes du plaisir qu’on a à manger, à boire, à faire l’amour, à se reposer et à dormir, lorsqu’on a attendu et supporté ces besoins jusqu’à ce que la satisfaction en soit aussi agréable que possible (hōs eni hēdista)”. Mais s’il faut, par le désir, soutenir la sensation de plaisir, il ne faut pas, inversement, multiplier les désirs par des recours à des plaisirs qui ne sont pas dans la nature : c’est la fatigue, est-il dit encore dans le discours de Prodicos, et non pas l’oisiveté entretenue qui doit donner envie de dormir ; et si on peut satisfaire, quand ils se manifestent, les désirs sexuels, il ne faut pas créer des désirs qui vont au-delà des besoins. Le besoin doit servir de principe recteur dans cette stratégie dont on voit bien qu’elle ne peut jamais prendre la forme d’une codification précise ou d’une loi applicable à tous de la même façon dans toutes les circonstances. Elle permet un équilibre dans la dynamique du plaisir et du désir : elle l’empêche de “s’emballer” et de tomber dans l’excès en lui fixant comme limite interne la satisfaction d’un besoin ; et elle évite que cette force naturelle n’entre en sédition et n’usurpe une place qui n’est pas la sienne : car elle n’accorde que ce qui, nécessaire au corps, est voulu par la nature, sans rien de plus. Cette stratégie permet de conjurer l’intempérance, laquelle est en somme une conduite qui n’a pas son repère dans le besoin. »
Le problème du fondement
« Ce qu’il y a de commun entre tous les fondements, c’est d’être le premier à partir duquel il y a soit de l’être, soit du devenir, soit de la connaisance »

samedi 15 février 2025

Des mouvements obscènes

Installation muséale
Taille originale : 29,7 x 42 cm & 29,7 x 21 cm

[À l’usine]

« Il partit à grandes enjambées le long d’une allée latérale. Les ouvriers en bleus de travail réagissaient à son passage comme un banc de vairons devant un gros poisson. Ils ne levaient pas les yeux et n’essayaient pas non plus d’attirer son attention, mais on percevait dans les gestes des ouvriers autour de leurs établis un net frémissement, un subtil regain d’attention et de précision tandis que le patron passait. Les contremaîtres changeaient d’attitude. Ils s’approchaient avec des sourires obséquieux lorsque Wilcox s’arrêtait pour demander ce que faisait là une caisse de pièces portant le mot “CHUTES” écrit à la craie sur le côté, ou lorsqu’il s’accroupissait près d’une machine en panne pour discuter des causes de la panne avec un mécanicien aux mains pleines de cambouis. Wilcox ne chercha pas à présenter Robyn à qui que ce soit, et pourtant elle sentait bien qu’elle était un objet de curiosité dans cet environnement. De tous les côtés, elle ne voyait que des yeux vides et vitreux qui, brusquement, se braquaient sur elle comme des appareils photographiques lorsqu’ils se rendaient compte de sa présence, et elle surprit des sourires sournois et des murmures qu’on échangeait entre voisins d’établis. Elle n’avait aucune peine à deviner le sujet de ces commentaires, étant donné les pin-up qui étaient affichées partout sur les murs et sur les piliers — des feuilles arrachées à des revues érotiques et qui représentaient des femmes nues aux lèvres luisantes, aux fesses et aux seins plantureux, faisant la moue dans des postures indécentes.
— Vous ne pourriez pas faire quelque chose à propos de ces images ? demanda-t-elle à Wilcox.
— Quelles images ? Il regarda autour de lui, manifestement surpris par la question.
— Toutes ces pin-up porno.
— Oh, ça ! On s’y fait. On ne les remarque plus au bout d’un certain temps.
C’était bien en effet ce qu’il y avait de dégradant et de déprimant dans ces images. Pas seulement la nudité des filles, ni leurs poses, mais le fait que personne ne les remarquait, sauf elle. Il avait bien fallu qu’un jour ces images éveillent de la luxure, assez en tout cas pour que quelqu’un se donne la peine de les découper et de les coller au mur ; mais, après un jour ou deux, une semaine ou deux, les images avaient cessé d’être excitantes, elles étaient devenues familières, jaunies, déchirées et pleines de taches d’huile, disparaissant presque au milieu de la crasse et des déchets qui traînaient partout dans l’usine. Ça rendait tristement dérisoire le sacrifice qu’avaient fait ces modèles de leur pudeur.
« Vous savez bien. Le porno, le vice. »
— Nous y voilà, dit Wilcox. Notre seule et unique machine CN.
— Comment dites-vous ?
— Machine à commandes numériques. Regardez à quelle vitesse elle change d’outil !
Robyn jeta un regard à travers une vitre en plexiglas et vit des objets qui se déplaçaient, entraient et sortaient, agités de brusques soubresauts, lubrifiés par des jets d’un liquide qui ressemblait à du café au lait.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— Elle façonne des têtes de cylindres. C’est beau, n’est-ce pas ?
— Pas vraiment le mot que je choisirais.
Il y avait quelque chose d’étrange, de quasi obscène, aux yeux de Robyn dans ces mouvements brusques, violents et cependant contrôlés de la machine qui s’élançait et se retirait, tel un reptile d’acier en train de dévorer sa proie ou de copuler avec un partenaire passif.
— Un jour, dit Wilcox, il y aura des usines sans lumière pleines de machines comme celle-ci.
— Pourquoi sans lumière ?
— Les machines n’ont pas besoin de lumière. Les machines sont aveugles. Une fois que vous avez construit une usine totalement informatisée, vous pouvez enlever les lampes, fermer la porte et la laisser fabriquer ses moteurs, ses aspirateurs ou ce que vous voulez, toute seule dans le noir. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »
Paroles d’artiste

[À l’université]

« La jeune fille, qui s’appelle Marion, en vient tout de suite au fait : “J’aurais besoin d’un délai pour vous remettre la dissertation que vous nous avez donnée.”
Robyn soupire : “Je m’y attendais.” Marion est une incorrigible retardataire, même si elle a toujours de bonnes excuses.
— Il faut que je vous dise, j’ai eu un double emploi pendant les vacances. À la Poste et aussi au pub le soir.
Marion n’a pas droit à une bourse parce que ses parents sont aisés ; mais, comme ils se sont brouillés entre eux et avec elle aussi, elle est obligée de travailler pour payer ses études universitaires, et de faire tout un tas de petits boulots à temps partiel.
— Comme tu le sais, on ne peut accorder de délais que pour des raisons médicales.
— Je peux toujours dire que j’ai eu un gros rhume à Noël.
— J’imagine que tu n’as pas de certificat médical.
— Non.
Robyn soupire de nouveau.
— Combien de temps il te faut ?
— Dix jours.
— Je te donne une semaine. Robyn ouvre un tiroir de son bureau et sort son mémorandum.
— Merci. Ça va aller mieux ce trimestre-ci. J’ai un meilleur boulot.
— Ah ?
— Moins d’heures mais mieux payées.
— Qu’est-ce que c’est comme travail ?
— Je… je suis mannequin.
Robyn s’arrête d’écrire et regarde Marion d’un air sévère : “J’espère que tu sais ce que tu fais.”
Marion a un petit rire nerveux.
— Oh, il ne s’agit pas de cela.
— De quoi ?
— Vous savez bien. Le porno, le vice.
— Encore heureux. Tu travailles pour qui alors ?
Marion baisse les yeux et rougit un peu.
— Eh ben, c’est pour de la lingerie, en fait.
Du consentement
Robyn imagine soudain à quoi doit ressembler cette fille qui se trouve là devant elle dans ses vêtements charmants et confortables, lorsqu’elle est moulée dans le latex et le nylon et attifée de tout ce falbala fétichiste : soutien-gorge, petite culotte, porte-jarretelles et bas, dont l’industrie de la lingerie se plaît à affubler le corps féminin ; elle la voit en train de se pavaner dans des défilés de mode devant des hommes lubriques et des femmes au visage sévère qui travaillent pour les grands magasins. Un sentiment de pitié et d’indignation l’envahit et elle se prend soudain à s’apitoyer sur son propre sort ; la société lui donne tout à coup l’impression d’avoir ourdi une vaste conspiration pour exploiter et opprimer les jeunes femmes comme elle. Elle éprouve une sensation d’étouffement et sent dangereusement monter les larmes dans ses glandes lacrymales. Elle se lève et serre dans ses bras Marion qui en est toute surprise.
— Je te donne deux semaines, finit-elle par dire en se rasseyant et en se mouchant.
— Oh, merci, Robyn. C’est super.
Robyn est relativement moins généreuse avec le suppliant suivant ; il s’agit d’un jeune homme qui s’est cassé la cheville en tombant de sa moto la nuit de la Saint Sylvestre. Mais, même le candidat le moins méritant obtient au moins quelques jours de délai, car Robyn a tendance à s’identifier aux étudiants et à s’opposer au système qui les juge, même si elle appartient elle-même à ce système. »
Sur grand écran

mercredi 5 février 2025

De riches pervers

Sans retenue
Taille originale : 29,7 x 21 cm & 2 fois 32 x 24 cm
« Il y a des rumeurs sur Marilyn que je crois, d’autres dont je me méfie et que je me refuse à répéter. Je crois le ragot qui dit qu’elle a posé avec Paul Mitchell pour un jeu de baise — un paquet de cinquante-deux cartes porno, fabriquées en édition limitée et vendues en exclusivité à de riches pervers, qui voient ces jeux comme un objet de collection et un investissement. D’autres actrices connues ou en passe de l’être avaient suivi cette voie avant elle — parce que ces jeux se vendaient dix mille balles pièce, et que les participants en recevaient une belle part en liquide. Et puis les pervers s’échangeaient ces jeux entre eux, comme pour les cartes de base-ball. Par exemple, “Je t’échange une Ann Savage contre une Barbara Payton ou une Lila Leeds”. Mais un jeu de baise Marilyn Monroe aurait beaucoup plus de valeur, évidemment. »
Un autre éclairage